Au dîner, c'était l'aïeul qui devait répartir la viande d'une façon égale entre tous les membres de la famille. Quand arriva le tour de Rosa, l'aïeul lui posa dans la main d'une façon discrète un crapaud vivant et attendit sa réaction. Elle l'avait regardé furtivement et timidement. Avec ses yeux de lynx et sa barbe assyrienne abondante, on eût dit un dieu. Elle baissa les yeux et fit comme si de rien n'était. Entretemps, le moindre de ses gestes était scruté jusqu'aux mouvements du poing qui avait enfermé le crapaud vivant. La décence et la circonspection qu'on lui avait enseignées l'empêchaient de crier et de se scandaliser du geste du vieux prince. Elle serrait sa main pour que l'animal ne s'échappe pas. Plus elle serrait, plus le crapaud gémissait. Rosa devait résister et supporter cette part émétique. Elle devait être prudente et garder secrète la nouvelle. Tout son sort résidait dans le ventre du crapaud. Dans le secret et le silence, elle priait Dieu d'éloigner d'elle Satan le lapidé. En même temps, elle répondait à l'animal qui gémissait dans sa main, en lui disant : « Gémis ou je gémis, le Seigneur t'a destiné à moi, je te mangerai dans le silence».