En haut d’une page, je lus ces mots : le Chant de la misère. Et au-dessous s’alignaient des strophes écrites de la main de mon père. C’était le cri de la misère et de la souffrance, de la misère révoltée, de la souffrance qui se traîne sur le sol, qui demande à la terre seule et à ses jouissances le soulagement et l’oubli. Le vers âpre et rude, souvent imparfait, jamais plat ou vulgaire, donnait un singulier relief à cette peinture violente de la vie du prolétaire, de ses haines et de ses aspirations vers des joies tangibles, des joies de riche. Toutes les misères que je connaissais déjà – les dures misères du pauvre – y étaient décrites en mots brefs, frustes, qui se heurtaient comme des cris de rage. Une vie intense circulait à travers toute l’œuvre, une vie débordante et farouche, mais douloureuse, sur laquelle planaient la haine et le désespoir. Et tandis que je lisais tout haut, ainsi que le voulait mon père, les strophes colorées et brutales éveillaient dans mon cerveau d’enfant un écho qui sommeillait. Toute petite, je réfléchissais déjà beaucoup ; depuis deux ans, les idées, les interrogations bouillonnaient chez moi. Alors que mes petites compagnes et ma sœur se laissaient vivre, passives pour la plupart, quelques-unes déjà révoltées, mais ne cherchaient pas le « pourquoi » des choses, moi, je songeais et j’emmagasinais un monde de réflexions dans ma jeune cervelle. Oui, je les connaissais, tous ces « forçats de la misère » ! Ils étaient légion autour de nous. Nous en étions nous-mêmes, nous connaissions toutes les affres décrites là, en ces vers de passion âpre et sombre.