La fortune littéraire de Robinson Crusoé a été si prodigieuse que le nom de l'auteur, aux yeux du public, a presque disparu sous sa gloire. Si Daniel de Foë avait eu la précaution de faire suivre sa signature du titre qu'il avait à la célébrité, la Peste de Londres, Roxana, le Colonel Jacques, le Capitaine Singleton et Moll Flanders auraient fait leur chemin dans le monde. Mais il n'en a pas été ainsi. Pareille aventure était arrivée à Cervantes, après avoir écrit Don Quichotte. Car on ne lut guère ses admirables nouvelles, son théâtre, sans compter Galathée et Persiles y Sigismunde.Cervantes et Daniel de Foë ne composèrent leurs grandes œuvres qu'après avoir dépassé l'âge mûr. Tous deux avaient mené auparavant une vie très active: Cervantes, longtemps prisonnier, ayant vu les hommes et les choses, la guerre et la paix, mutilé d'une main. De Foë, prisonnier aussi à Newgate, exposé au pilori, mêlé au brassage des affaires politiques au milieu d'une révolution; l'un et l'autre harcelés par des ennuis d'argent, l'un par des dettes, l'autre par des faillites successives; l'un et l'autre énergiques, résistants, doués d'une extraordinaire force de travail. Et, ainsi que Don Quichotte contient l'histoire idéale de Cervantes transposée dans la fiction, Robinson Crusoé est l'histoire de Daniel de Foë au milieu des difficultés de la vie.